top of page
couvunseulregard_ebook.jpg

Chapitre 1

Il était tombé.
Pour moi, tout avait commencé ce jour-là.
Quel temps faisait-il ? Je ne m’en souvenais pas. Aucune idée. Mais je l’ai vu tomber. Comme une masse ! Il n’a pas cherché à se rattraper, à se recevoir, non, il s’est écroulé. Sans un cri, sans un mot.
Alors pourquoi j’y repensais encore et encore ?
Parce que ses yeux, ses yeux inondés de peur m’avaient fixé un instant et pendant cette infime seconde, j’avais pu lire dans ce regard toute la détresse du monde. J’avais ressenti alors un vertige d’une intensité qui me désarçonna. J’avais perdu l’équilibre, mon émotion m’avait emportée. Une vague m’avait submergée. Je m’étais noyée dans les larmes. Moi qui ne pleurais jamais. Cet homme m’avait touché.
Je n’avais pu l’expliquer à l’époque et encore maintenant je ne l’expliquais pas…
Très vite, la police était intervenue. Des hommes en uniforme avaient créé un cordon de sécurité autour du corps inerte pour maintenir les curieux éloignés.
Malgré cela, hypnotisée, je voyais le sang, lentement, se répandre sur l’asphalte.
Puis mon attention fut détournée.
Les policiers scrutaient la foule qui s’accumulait. Ils redoutaient quelque chose. Leurs mains serrées sur les crosses de leurs armes, leurs bustes bardés de vestes pare-balles, ils étaient sur leur garde. Leur anxiété était palpable.
Les minutes s’écoulèrent, insupportables. J’étais là, immobile, subjuguée par cette silhouette inanimée. Les agents repoussaient peu à peu les voyeurs à l’extérieur d’un périmètre toujours plus grand.
Des voitures banalisées surgirent en trombe, gyrophares allumés et sirènes tonitruantes. Trois hommes et une femme en descendirent. Il y avait un inspecteur et un sergent que je ne connaissais pas et l’inspectrice Valeresse. Ils se pressèrent pour approcher et les policiers les laissèrent passer respectueusement. Ils examinèrent rapidement le corps, le retournèrent sans ménagement.
Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient, mais ils semblaient s’accorder sur l’identité du cadavre et la cause de la mort. Puis chacun à leur tour, ils ont balayé les environs, les yeux plissés, la mine sévère.
Espéraient-ils voir le tueur sur les lieux du crime ?
Machinalement, j’ai regardé autour de moi.
D’autres personnes avaient eu le même réflexe.
C’était à ce moment-là que je l’avais repéré.
Qui ?
Un témoin.
Il était fébrile, les yeux fuyants, le front humide de sueur. Il tremblait comme une feuille. Quand les flics le fixèrent, il baissa la tête. Ses chaussures accaparèrent toute son attention.
Ce témoin.
Qu’avait-il vu, entendu exactement ?
Je l’ai observé du coin de l’œil.
Les policiers ont cessé leur examen visuel.
J’ai croisé le regard de Valeresse. Elle a souri. Je lui ai rendu son sourire. Elle était toujours aussi belle, blonde, élancée, droite, un petit nez tout rondouillard et une bouche aux lèvres fines. Elle avait changé de coupe. Ça lui allait bien.
Le mort revint dans mes pensées comme une brute entrant dans un bar. Il bouscula tout le monde et vint se planter au premier plan.
Ce que j’avais perçu dans ses yeux me troublait.
Si je m’étais laissé aller aux devinettes, j’aurais parié qu’il me disait : tu t’es trompée ! Heureusement pour moi, je n’étais pas du genre à m’abaisser aux suppositions infantiles. Et de plus, je l’ai déjà dit, je ne me trompais jamais. Et je n’avais pas pour habitude de faire éliminer les gens, surtout un jour en semaine. Pour tout dire, l’innocence avait encore une certaine valeur à mes yeux.

Chapitre 2

Deux ans s’étaient écoulés depuis lors. Deux années parties je ne savais où. Deux ans. Et aujourd’hui, au détour d’une ruelle sombre, je l’ai croisé.
Qui ?
L’homme qui était tombé sans bruit et sans cri. Cet homme-là.
En étais-je sûre ?
Ses yeux. Et puis, je ne me trompais jamais. C’était lui. Enfin si mon émotion ne m’induisait pas en erreur.
Alors, si c’était lui, m’avait-il reconnue ?
Je n’en étais pas certaine. Je ne croyais pas, étrangement.
Cela n’avait duré qu’un dixième de seconde, mais j’avais reçu un uppercut à l’estomac.
Emportée par mon allure volontaire, je ne repris ma respiration qu’en débouchant sur la rue principale. Et soudain, sans réellement savoir pourquoi, je repensai à ce jour où cet homme était mort. Mort. Mort ? Il baignait dans son sang, bordel. Pourtant, manifestement, il ne l’était pas. À cet instant, j’en aurais mis ma main au feu.
Comment ?
Je n’avais pas la réponse à cette question.
Je traversais le passage piéton quand la sensation d’être suivie me heurta à son tour sans ménagement. Je possédais assez de métiers pour ne pas me donner en spectacle. Je restais stoïque. Je ne fléchis pas et conservai le rythme de ma marche. Je bifurquai innocemment vers les vitrines orientées de telle manière que dans leurs reflets j’eus une vue imprenable sur tout ce qui m’environnait.
Deux hommes.
L’un sur ma gauche, l’autre à ma droite.
Même accoutrement. Des amateurs ? Ou des professionnels trop imbus d’eux-mêmes ?
Il fallait décider.
J’admirai une petite robe d’été à fleurs rouges. Pas vraiment mon genre, mais elle était bien taillée. Mes fesses seraient mises en valeur. Enfin, elles perdraient par un phénomène d’illusion d’optique quelques centimètres. Ce qui faisait toute la différence.
Le prix ? Une bouchée de pain.
Mes suiveurs procédaient à du sur-place avec l’attitude du danseur incapable de décider quel pied il allait mettre en premier. Risible.
J’entrai dans la boutique.
Le flux d’air de la ventilation m’asphyxia. Je me tournai légèrement pour observer la robe et par la même occasion l’extérieur.
L’un des types interrogeait l’autre du regard. Ils portèrent leur main à leur tempe droite. Ils étaient indubitablement équipés de matériel de communication. Une bonne vieille oreillette. Qui étaient-ils ?
Était-ce un concours de coïncidences ? Je croisais un gars que j’avais vu raide mort deux ans plutôt et dans la foulée, deux énergumènes me filaient. Non. Il y avait un lien. Mais lequel ?
Une vendeuse m’aborda. Je lui désignai la robe à fleurs. Elle me fit l’article, insista pour un essayage.
Les deux gars avaient migré au coin de la rue. Ils semblaient attendre quelqu’un.
J’évaluai la situation.
Jean, baskets, tee-shirt, veste en jean, pas d’arme. Un mini sac à main. J’étais partie en configuration légère. Manque de discernement ? Le début d’un déclin ?
La vendeuse m’adressait la parole et je n’écoutais que d’une oreille et encore distraite.
Devais-je poursuivre, sortir avec une petite robe, histoire d’affirmer que je n’avais rien vu venir ou trouver une sortie dans l’arrière-boutique et fausser compagnie à mes deux ficelles ?
Je départageai.
J’allais attendre la venue de ce quelqu’un de si important. Je confirmai à la jeune femme serviable qu’il me fallait encore du temps pour réfléchir et que j’allais faire le tour du magasin. Elle fit la moue. Je lui offris un sourire entendu presque idiot. Elle fit volte-face, soupira et se réfugia derrière sa caisse.
J’arpentais les rayons sans m’éloigner de la vitrine. Je décrochai un petit haut, l’appréciai, le retournai, le reposai.
Une robe m’empêcherait-elle d’être opérationnelle ? J’en avais vu d’autres.
Et puis, j’avais besoin d’une robe, c’était l’occasion. J’espérais seulement que je n’allais pas l’endommager, faire un accroc, la déchirer. Ce n’était pas gagner d’avance.
Ensuite, je n’étais en rien obligé de la mettre tout de suite. Oui, mais, j’étais impatiente de savoir si les gars allaient me suivre, habillée tout autrement.
Je m’éclipsai dans une cabine. Je tiquai en me voyant dans le miroir. Ma couleur de cheveux ne m’allait pas du tout. Je me déshabillai. Quelques coups d’œil critiques à ma silhouette et j’enfilai la robe. Elle tombait parfaitement sur mes hanches. Mince, j’aurais presque flashé sur moi. Je me lançai un sourire complice, mon reflet fut poli et me sourit en retour. J’arrachai l’étiquette de la boutique et passai en caisse. La fille me refila sèchement un sac plastique dans lequel je rangeais mes affaires. Je payai.
Je me dirigeai alors vers la sortie.
Mes deux lascars m’attendaient toujours et une troisième personne se tenait derrière eux. Une femme. Je la mémorisai. Blonde, les yeux maquillés, rouge à lèvres ostentatoire, coulée dans une combinaison noire qui ne faisait qu’une avec sa peau. Comment arrivait-elle à respirer ? Elle prononça quelques mots et les deux gus s’éloignèrent d’elle.
Ils revinrent vers la boutique.
La femme disparut dans une des rues adjacentes.
J’avisai la configuration de mon environnement, jugeai des échappatoires, appréciai les itinéraires pour les semer. Puis je jaugeai mes adversaires.
J’ouvris la porte et me retrouvai sur le trottoir. Enfin, façon de parler. Je fis une pause et épinglai mon regard sur l’homme totalement à ma droite. Il détourna les yeux et ses lèvres s’agitèrent. Il hocha la tête et il accéléra le pas dans ma direction.
Il m’avait reconnue, le con.
Je partis sans hâte sur ma gauche.
Je vis dans le reflet que les deux avançaient maintenant au pas de course.
Je bifurquai et m’engouffrai dans une ruelle perpendiculaire. Elle menait directement à l’esplanade centrale du quartier.
Hors de leur vue, je m’élançai en petites foulées.
Je débouchai enfin sur la place et me dirigeai vers un groupe de touristes qui suivaient aveuglément un guide plein d’éloquence. Je me glissai en leur sein. On me fit des sourires, on me jeta des regards d’appréciation, sans doute mal placés, mais on me laissa me joindre à eux.
— Ici, sur votre droite, vous avez le bâtiment du parlement originellement construit en 1642. Il a été détruit à plusieurs reprises et chaque reconstruction a apporté son lot de modifications. Comme vous pouvez le voir sur la tour nord…
Le guide avait une voix grave qui portait et couvrait le brouhaha des messes basses.
Je tournai la tête et j’aperçus mes deux gaillards qui me cherchaient du regard. Ils avaient l’air perplexes, partagés entre la constatation douloureuse de leur échec et la conviction que j’étais encore dans les parages, là quelque part sous leurs yeux.
Cette situation avait le don de m’amuser.
Un de mes suiveurs eut l’idée de grimper sur un plot pour avoir une vue plongeante sur la foule.
J’effectuai un mouvement fluide pour m’extirper du groupe de touristes. Je localisai un homme grand et fort qui traversait la place et je calais mon pas sur le sien. Ainsi, je me soustrayais en partie à la vue de mes poursuivants.
Avaient-ils accès à de la technologie ? Mis à part les oreillettes ?
Ils s’étaient figés. Je levai les yeux au ciel et j’aperçus un drone survoler la place.
Ils étaient équipés.
Ça se corsait !
Je pris les devants et fonçai d’un pas rapide vers le suiveur le plus près.
Il prit conscience que c’était moi quand je fus à trois mètres de lui. J’arrivais sur son côté droit, il se retourna et je lui jetai aussitôt mon sac. Vieille manœuvre, mais qui fonctionnait encore, de temps en temps. Pas cette fois. Il esquiva. J’en profitai pour réaliser un balayage avec ma jambe gauche et le fauchai en plein déséquilibre. Il vacilla une seconde. Je le poussai fermement pour l’aider à tomber au sol.
Je n’attendis pas, je pris mon élan et courus vers la ruelle nord qui s’enfonçait dans l’obscurité des immeubles. J’entendis le drone fondre sur moi. Dans ma course, je subtilisai un parapluie et d’un geste précis le propulsai en direction de l’objet volant. Les hélices ne résistèrent pas au choc et dans un bruit de plastique brisé, le drone s’écrasa.
Le deuxième homme jura haut et fort ce qui eut pour conséquence d’amorcer un mouvement de panique générale. La foule s’écarta.
Je ne me retournai pas et filai vers la ruelle. L’ombre m’accueillit. Je poursuivis mon effort. Je connaissais très bien les lieux. À la première intersection, je pris à droite puis à gauche et encore à droite. Il y avait quelques échoppes d’ameublement, des restaurants, un hôtel. Je gravis une volée de marches, me retrouvai à l’arrière d’un bâtiment d’habitation. J’empruntai l’échelle de secours et me hissai au premier étage.
La fenêtre ne résista pas à mon insistance. Je pénétrai dans l’appartement et refermai avec précaution.
Je repérai un fauteuil et tranquillement je m’assis. L’adrénaline avait irrigué mon corps, l’euphorie me guettait, je devais reprendre ma respiration et un rythme cardiaque plus apaisé.
Des minutes s’écoulèrent aussi silencieuses que des grains de sable tombant d’un sablier.
Je les avais semés.
Un drone.
Équipés, mais par contre, ils n’avaient pas d’arme.
Qui pouvait bien m’en vouloir à ce point ?
Et d’ailleurs que voulaient-ils ? Ou elle ?
Cette blonde. L’avais-je déjà vue, rencontrée ?
Sa tête ne me disait rien. Absolument rien.
Merde ! J’avais balancé mon sac avec mon pantalon et mon haut. Le tissu de la robe glissait sous mes doigts. J’aimais cette sensation. C’était lisse et frais, très agréable au toucher. Bon achat.
Je me relevai. J’inspectai l’appartement. La porte d’entrée possédait une fermeture automatique. J’entrouvris et jetai un œil à l’extérieur. Personne.
Avant de sortir, je chapardai un manteau. Un peu grand, taillé pour un homme. Peu importait. Je claquai la porte derrière moi.
Le hall de l’immeuble donnait sur une rue adjacente où le trafic routier était soutenu. Sur le palier, j’observai un instant puis, confiante, je regagnai mon pied-à-terre.
Je mis une bonne demi-heure.
Aucun énergumène, aucun drone ou autre artefact ne m’avait suivie.
Malheureusement, quand j’arrivai, je constatai que ma porte d’entrée avait été forcée. Tous mes sens se mirent en alerte. Je n’avais pas d’arme. Toujours pas. Jusqu’à maintenant, la nécessité d’en porter une au quotidien ne s’était jamais manifestée.
Je me figeai et écoutai.
Pas de bruit.
Du bout du pied, je poussai le lourd battant en bois. J’avais placé un miroir contre le mur, légèrement en biais, et cela me permettait de voir le salon.
Une femme, blonde, assise sur mon canapé, tripotait une enveloppe.
Nos yeux se croisèrent via nos reflets.

La suite dans le roman disponible sur Amazon

en ebook et en broché.

bottom of page