Chapitre 1
L’éclairage public s’était mis en marche et les décorations lumineuses de quelques maisons rappelaient aux passants occasionnels que Noël était tout proche. La nuit tombait déjà sur le quartier, calme, de Lyon. Le coucher de soleil révélait, en contre-jour, d’énormes nuages sombres, gorgés d’eau, qui s’accumulaient au-dessus de la ville tel un troupeau de vaches difformes. Ces nuages n’attendaient qu’une infime étincelle, un signe de déclenchement, pour libérer, soulagés, leur cargaison de pluie. Ils flottaient lentement comme une menace suspendue dans le temps et l’espace. Une menace qui s’annonçait jusque dans les odeurs d’égouts émanant des trottoirs encore humides de la précédente averse.
Luc Hestée aimait sentir ce parfum si particulier qui le plongeait chaque fois des années en arrière quand il était enfant et qu’il redoutait les orages. Il inspira à plusieurs reprises, frissonna et pressa le pas.
Luc glissa une main habile dans sa poche et d’un geste ample, comme pour remettre en place un sac à dos qu’il n’avait pas, sortit la télécommande de sa 307 Peugeot bleu métallisé. Ses doigts jouèrent un instant avec l’objet oblong, puis un pouce déterminé appuya sur le bouton souple. Un clic reconnaissable se fit entendre à ses oreilles et le véhicule se déverrouilla.
Face à lui, à une dizaine de mètres, une silhouette se découpa dans la lumière d’un lampadaire. D’abord indistincte, sombre, elle se fit plus nette et détaillée dans la clarté du réverbère.
Un homme, emmitouflé dans un manteau épais, un col de fourrure relevé jusque sous son nez imposant, des mains enfouies dans des poches profondes, les cheveux brun foncé, coupés court, très court, marchait à pas rapides. Il était, de toute évidence, pressé par le temps. Le regard fixé devant lui comme focalisé sur une proie invisible, il ne paraissait pas s’attacher aux éléments extérieurs. Dans sa démarche, se lisait une détermination inaltérable. Son unique but était d’avancer jusqu’à sa destination sans s’occuper de la météo ou des obstacles qui pourraient se mettre en travers de sa route.
En arrivant à la hauteur de Luc, à la dernière seconde, il fit simplement un écart pour éviter la collision. Sans même tourner la tête, il lança un « Bonne soirée ! » étouffé à travers le col de son manteau et il continua son chemin, imperturbable.
— Bonne soirée ! répliqua Hestée par pur réflexe, en serrant machinalement, un peu plus fort, sa sacoche d’ordinateur. Il suivit discrètement du regard, l’homme qui s’éloignait déjà. Il le vit quitter la lumière du lampadaire, regagner l’ombre de la nuit, puis rapidement, pénétrer dans le cône lumineux du réverbère suivant et disparaître à nouveau.
Luc se détendit presque aussitôt, sa main gauche relâcha sa pression sur la sacoche et il se pencha pour attraper la poignée de la portière. À cet instant, une image résiduelle de l’inconnu s’imposa à lui.
Il portait des chaussures noires estampillées d’une marque d’un rouge profond, comme un grand S stylisé avec un point épais dans une des boucles du S !
Étrange.
Il venait d’entr’apercevoir furtivement un homme et il se rappelait soudainement la particularité de ses chaussures. Il était bien incapable de décrire son visage ou même son allure générale, là maintenant, quelques secondes seulement après l’avoir croisé, mais cette petite caractéristique l’avait frappé de manière indélébile.
Il avait toujours éprouvé cette sensation étrange de futilité de certains détails mémorisés face à l’absolue volatilité d’éléments à l’importance pourtant évidente. Mémoire sélective. Le cerveau humain fonctionnait bizarrement et aujourd’hui, il avait eu l’occasion de s’en rendre compte.
Et même, plutôt deux fois qu’une.
Luc sourit légèrement en y repensant. Ce qu’il avait vu et entendu chez Alphonso Nigerio n’avait de mémorable que son inutilité.
Pas de quoi faire un article ! Plutôt du grand n’importe quoi complètement brouillon et obscur, une bouillie incompréhensible même, sans doute, pour les spécialistes et quels spécialistes d’abord ?
Pourtant, il connaissait Nigerio, pas très bien, mais il l’avait côtoyé. Il avait fait sa rencontre, il y avait quelques années de ça et à cette époque, pour ce dont il se souvenait, il lui avait paru normal. Enfin normal, il tenait un discours structuré et compréhensible, on pouvait suivre le fil de sa pensée, même si les termes techniques vous échappaient. Il paraissait motivé et ambitieux. Il visait avec modestie des buts simples et concrets qui se trouvaient à sa portée. Après des études brillantes en France, il avait décidé d’y rester et de faire son trou dans le petit monde de la science. Tout avait bien commencé, trop bien même. Il avait cosigné des articles retentissants dans de grandes revues, avait reçu quelques félicitations. Puis il avait fait des choix curieux. Et avec le temps, rien de bien sérieux n’était ressorti de ses recherches et Alphonso était retourné à l’anonymat des petits laboratoires publics de province, déçu de l’accueil peu enthousiaste de ses confrères et de la presse en général. Il ne s’était pas attendu à tant de résistance, d’idées reçues et d’élitisme. Il avait donc choisi de travailler en solitaire et d’attendre la théorie qui le rendrait célèbre. Depuis ce temps, il n’avait pas donné signe de vie. Jusqu’a aujourd’hui a priori, mais bon, il n’y avait pas de quoi faire un article et il semblait bien qu’encore cette fois, il allait devoir faire une croix sur une nouvelle publication, et donc certainement sur l’obtention d’une quelconque subvention.
Telle est la dure loi de la recherche.
Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il n’avait pas besoin de ressasser le passé. Ce passé qui ces derniers mois, s’obstinait à le tourmenter.
Il ouvrit finalement la portière, jeta la sacoche du portable sur le siège passager et se laissa tomber lourdement derrière le volant. Il se déhancha tant bien que mal pour épouser au mieux les formes du siège et se caler confortablement. Les voitures modernes possédaient des mousses beaucoup plus souples et agréables, mais leur intérieur restait dimensionné pour des gabarits inférieurs à 1,80 m. Luc faisait dix centimètres de plus. Il devait donc s’en accommoder bien malgré lui.
La route était longue, entre quatre et cinq heures pour cinq cents kilomètres et des frais de déplacement au minimum syndical qui ne tenaient pas du tout compte des dépenses réelles et surtout pas de la fatigue nerveuse de la conduite.
Sa veste le gênait encore, il tira sur les manches puis sur les bords pour se sentir vraiment à l’aise. Il aurait pu l’enlever et la poser à l’arrière comme il faisait chaque fois, mais ce soir, l’envie d’être au chaud prenait le pas sur la volonté de ne pas froisser sa veste.
Le pressing existe bien pour cela. Faciliter la vie du voyageur itinérant !
Il se souleva une dernière fois pour lisser un pli de son pantalon puis glissa la clé de contact et la tourna franchement.
Le moteur gronda. Le pied lourd pompa allègrement sur l’accélérateur et l’aiguille du compte-tours fit des allées retours frénétiques. Luc enclencha la première et la voiture bondit tous feux éteints sur le chemin du Plan du Loup.
Il alluma machinalement les phares plus pour voir le tableau de bord que la route et attacha sa ceinture. Il prit de la vitesse puis il ralentit aussitôt. Il devait pouvoir réagir à quiconque surgirait devant sa voiture. Une mauvaise expérience passée le lui rappelait constamment. C’était un quartier résidentiel donc riche de traversées surprises de ballons et autres jouets roulants, voire d’enfants, même si à cette heure, ils dormaient assurément. De plus, il souhaitait pouvoir lire les panneaux mal éclairés des rues. Il allait rejoindre la rue du commandant Charcot et il ne voulait pas se perdre comme à l’aller.
Le matin, le brouillard et la fatigue lui avaient fait manquer une rue à un croisement et il s’était retrouvé non loin de sa destination, pris au piège d’impasses aux noms de peintre ; Jean Miro, Claude Monet, Pablo Picasso, Salvador Dali, avant de pouvoir s’échapper par l’allée de la Roseraie pour le chemin du Plan du Loup. Des noms évocateurs, pour qui s’y connaissait en Peinture, mais pas pour lui. Le seul souvenir qu’il détenait dans son stock réduit et qui lui procurait des visions de toiles peintes concernait Pablo Picasso. Il remontait au collège, en cours d’espagnol. Sa classe avait étudié Guernica, le fameux tableau qui montrait la colère de Picasso contre le général Franco et la destruction de la petite ville basque et de ses quelque 1 600 âmes. Pour des élèves de 15 ans, à l’époque, c’était loin, la Deuxième Guerre mondiale et encore plus l’Espagne. Alors, les éléments symboliques utilisés par Picasso dans sa toile, le taureau pour la brutalité, le cheval pour le peuple, c’était carrément du chinois et pour un cours d’espagnol, c’était paradoxal.
Luc arbora encore un sourire, il était lucide sur ses lacunes en matière d’art, mais il avait toujours eu du mal à comprendre l’engouement souvent irrationnel que pouvait engendrer la vente de ses œuvres et surtout les sommes astronomiques atteintes par quelques-unes et pas des plus belles, à son humble avis.
Il continua sur l’avenue du 11 novembre 1918 puis tourna à gauche sur la rue Châtelain pour rejoindre la rue du commandant Charcot. Arrivée à la place Pierre Vauboin, la pluie commença à tomber, en petite bruine, puis lorsqu’il prit son ticket d’autoroute, en grosse pluie d’orage. Il remonta sa vitre, actionna les essuie-glaces et relança la voiture sur les voies désertes de l’autoroute A6. Il accéléra encore pour arriver à 150 kilomètres par heure, sa vitesse de croisière, comme il aimait l’appeler.
Les phares découpaient le rideau de pluie en cônes géants aplatis éclairant péniblement le bitume. Les marquages au sol filaient tels des animaux apeurés par la lumière, transformés en d’improbables serpents blancs fuyants dans la nuit.
Luc avait beaucoup de difficulté à adapter sa vision à l’obscurité pluvieuse. Pour l’instant, ses yeux suivaient le mouvement lancinant des essuie-glaces, hypnotisés par leur régularité et le bruit de glissement caractéristique. Sa vue nécessitait encore quelques minutes pour s’habituer. Après cela, il serait suffisamment décontracté pour supporter les heures de conduite.
Il alluma l’autoradio.
Sinon, le clapotis cadencé de la pluie et le crissement des essuie-glaces auraient eu raison de sa vigilance et il n’avait pas l’intention de s’assoupir à cette vitesse.
Il écouta quelques secondes la station présélectionnée puis lança la recherche d’une autre station. Il parcourut toute la bande FM deux à trois fois avant d’abandonner la radio et de glisser un CD poussiéreux qui traînait dans le vide-poche à sa droite.
Elliott Murphy. C’était le nom de l’artiste.
Le mécanisme hésita plusieurs secondes exprimant sa difficulté à se focaliser sur un sillon couvert de rayures. Puis les notes de guitare du premier morceau « Love to America » emplirent l’habitacle et vinrent ravir ses oreilles. Il poussa un soupir de soulagement, cala sa tête généreusement sur l’appui-tête et fit grimper le volume avec la commande au volant.
Une vague apaisante parcourut tout son corps. Ainsi, il était fin prêt pour tailler la route jusqu’à Paris.
Les paroles d’Elliott Murphy trottèrent dans sa tête bien avant le début de la chanson. Ses lèvres bougèrent en silence pour former les mots comme un play-back décalé.
Quand la chanson commença, rythmée par les gouttes de pluie sur le pare-brise, il reprit en cœur, marmonnant plus qu’il ne chantait.
Chapitre 2
Alphonso Nigerio avala un fond de verre de whisky, de sa marque préférée. La bouteille, vide, gisait dans l’évier. Débouché le matin, le litre ne suffisait plus à la soif d’une journée entière. L’alcool avait pris l’ascendant sur lui, il y avait maintenant trois ans, le jour où un flash de lucidité l’avait ébloui. Il avait été aveuglé à un tel point qu’il était resté chez lui, prostré, dans le noir, pendant une semaine complète. En fait, l’aveuglement lui avait fait recouvrer la vue, mais il percevait la réalité comme une agression et il refusait de la voir. Il fuyait verre après verre. Son orgueil luttait contre l’évidence de sa faiblesse, de sa cécité malhonnête. Il s’était menti. Il avait manqué de ce que possède tout scientifique qui se respecte, un esprit critique.
La solution, le remède anti-discernement, s’était peu à peu imposée à lui.
La nuit, rester dans l’ombre, ne surtout pas se regarder en face, s’enfuir, oublier et boire.
Boire encore et encore.
Boire à perdre tout contact social, à perdre pied jusqu’à se réveiller un matin entre les quatre murs blancs d’une chambre d’un centre de désintoxication. Après ça, la longue et insoutenable route vers le sevrage, encombrée de chutes et rechutes, lui était apparue comme un calvaire. Il avait souffert le martyr, chaque verre en moins s’apparentant à un supplice. Puis, enfin, il respira.
Il était de retour à la lumière, il goûtait au bonheur simple de respirer, libre dans sa tête, comme dans son corps.
Et puis, il y avait eu un après…
Il posa le verre vide sur l’évier, sortit de la cuisine, hésitant, manquant d’assurance comme si soudainement la maison lui était étrangère, comme si son sens de l’orientation ne lui permettait plus de se déplacer entre ses propres murs. Il tituba un instant et sa main droite vint lui redonner un peu d’équilibre par un appui franc et lourd sur l’encadrement de la porte.
— J’ai tout foiré ! Mais je ne vois toujours pas comment j’aurais pu lui dire… L’autre saura quoi faire… fit-il, le regard perdu dans l’observation du carrelage noir et blanc qui recouvrait tout le rez-de-chaussée.
Il releva la tête, les yeux embués de larmes alcoolisées, la mine défaite. Il était abattu, vaincu.
— Aucune chance qu’il ait compris quoique ce soit à tout ce que je lui ai dit et montré, il a dû croire que j’étais devenu cinglé.
Cinglé, le mot résonnait en échos dans ses pensées. Il avait ressenti l’incompréhension de Luc Hestée comme une défaite, un échec de plus dans sa longue traversée du désert.
Il y avait trois ans, il avait fait des choix pour sa propre liberté, et avait-il cru pour celle de beaucoup d’autres. Mais, très vite, on lui avait fait comprendre que le silence était l’unique et nécessaire condition à sa survie.
— Qu’ai-je manqué ? se demanda-t-il en fermant les yeux, oui, quoi ?
Pourtant, il était sorti major de promotion, ses débuts, en tant que chercheur, avaient été fructueux. Il avait rejoint une équipe de premier rang en médecine expérimentale. Il avait publié des articles dans les plus grandes revues mondiales, puis une malencontreuse bifurcation dans un domaine qui le passionnait et tout avait basculé. Pas tout de suite, bien évidemment, non, lentement comme un travail de sape de longue haleine pour abattre un arbre centenaire à coups de canif. Ses convictions, sa soif de recherche, sa bonne humeur, sa volonté même s’étaient écroulées aussi sûrement que l’arbre déraciné meurt définitivement. Les déceptions, les humiliations, la perte d’identité se succédèrent pendant un temps, puis il avait craqué. Un matin, devant sa glace, il avait haï le reflet qu’il avait vu. Alors, il avait échafaudé un plan pour disparaître, pour échapper aux hommes de main de ses anciens patrons. Mais ils l’avaient retrouvé avant même qu’il ait pu quitter le pays et l’avaient menacé suffisamment pour des années de claustration.
Il s’était donc retiré du circuit.
Personne ne s’était inquiété. Ses anciens collègues n’avaient jamais cherché à le joindre. Son employeur ne lui versa plus de salaires dès le mois suivant, sans aucune explication. Il avait tenté de le contacter et au début il avait été évincé poliment puis on lui avait fait comprendre qu’il était plus sage de cesser de les harceler.
— Il est trop tard, tout est perdu pour moi ! bafouilla-t-il à moitié ivre.
Un dernier sursaut d’orgueil lui redonna assez de force, pour reprendre conscience du lieu. Il passa la porte de la cuisine, longea un couloir et entra dans une grande pièce sombre éclairée péniblement par des écrans d’ordinateur. Il parcourut du regard tout le matériel, les dossiers, les cadres de ses diplômes accrochés aux murs, quelques photos d’un passé révolu, des poubelles débordantes de paperasses, toute une vie entassée là, en vrac. Une parfaite représentation de son état mental.
— Il est temps d’en finir avec tout cela, je ne peux plus… commença-t-il lorsqu’on sonna à la porte.
Qui pouvait bien sonner chez lui ?
Il ne répondit pas.
La sonnerie retentit encore, plus stridente. Puis, il entendit son nom prononcé derrière la porte.
Se pouvait-il que ce soit Luc Hestée, le journaliste ? Il aurait oublié quelque chose. Ou bien, il aurait compris quelque chose. Il avait peut-être trouvé le petit cadeau empoisonné.
— Alphonso Nigerio ! hurla un homme dehors.
Alphonso se raidit, son cœur s’arrêta une seconde. Luc Hestée ne crierait pas comme ça, ce ne pouvait pas être lui.
Et il sut précisément qui était à l’extérieur. Enfin, pas qui, mais pour qui il travaillait.
Alphonso avança lentement, au ralenti, ses pieds traînaient difficilement sur le sol carrelé. Il bougea imperceptiblement en direction de la porte, vers sa fin.
La sonnerie reprit, semblait-il, plus forte, puis stoppa brusquement.
— Qu’est-ce qu’il attend pour entrer ? Il croit que je vais venir lui ouvrir, que je vais lui offrir un verre peut-être ? marmonna Alphonso, un sourire nerveux figé sur son visage.
Il réussit à faire un autre pas, sans bruit, encore assourdi par le carillon.
La porte vola en éclats.
Nigerio, tétanisé, n’esquissa aucun mouvement pour se protéger, reculer ou se cacher. Un homme, manteau dégoulinant de pluie, un pistolet automatique dans la main droite, les yeux rivés sur sa proie, jaillit par l’encadrement de la défunte porte, marcha droit sur lui et d’un seul et unique coup dans la nuque, avec une rapidité foudroyante, l’envoya s’écrouler au fond du couloir. Sa tête percuta violemment le carrelage noir et blanc avec un bruit sourd.
Alphonso perdit connaissance immédiatement.
De sa tempe, du sang coula, rouge et visqueux. Il s’étala lentement sur la surface lisse et froide du sol.
— C’est pas vrai ! souffla l’homme, un peu surpris par sa propre force.
Il remit son arme dans sa poche d’un geste sûr, sans un regard. Il replia son col de fourrure dévoilant une bouche finement tombante aux lèvres charnues et humides. Il s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Il s’agenouilla près du corps inerte, fouilla les vêtements de Nigerio, rapidement, presque distraitement.
— On n’est jamais assez prudent, ce crétin aurait pu cacher une arme !
De ses doigts experts, il sentit le pouls, faible, mais bien présent, souleva la tête assez délicatement pour vérifier que la blessure n’était pas si grave et la reposa aussitôt, satisfait.
— Encore en vie, suffisamment pour deux trois questions !
Il se releva d’un mouvement fluide qui attestait d’une musculature affûtée, d’un corps entraîné et sain, d’une personne soucieuse d’être au mieux de sa forme dans toutes les situations. La faiblesse n’avait certainement pas cours dans son mode de vie. L’efficacité devait être son credo. Une efficacité qui avait dû faire sa réputation. Et l’on faisait appel à ses services pour cette efficacité qui caractérisait l’assurance d’un travail propre et bien fait.
Il se déplaça lentement, ses chaussures noires à la marque rouge pliant sans bruit sur le carrelage, le regard déterminé, les mains détendues, les bras le long du corps.
Il jeta un œil dans la cuisine.
Rien de bien intéressant.
Des verres à moitié vides traînaient un peu partout sur les surfaces et des bouteilles vides et brisées s’entassaient dans l’évier.
Il passa à la chambre.
Un lit défait, des draps sales, un oreiller éreinté et une table de chevet saturée de verres attestaient de son utilisation quotidienne. Le scientifique dormait là et certainement, il y dormait mal.
L’homme referma la porte et se rendit au salon.
Une grande table en bois accompagnée de six chaises d’un style indéterminé trônait au milieu de la pièce. Un peu à l’écart, dans un coin, une table basse accueillait les restes d’un déjeuner dont la datation pouvait prétendre à discussion. Devant cette table basse, un téléviseur allumé, volume à zéro, diffusait des images de publicités qui se reflétaient sur le cuir brun d’un vieux fauteuil fatigué, accolé au mur.
Il termina par le bureau.
Il entra.
Sans rien toucher, il circula entre les ordinateurs, les piles de dossiers, les chaises, les poubelles. Il ne semblait pas chercher quelque chose de précis. Il prenait simplement un instant pour s’imprégner du lieu comme pour en révéler magiquement les secrets les mieux cachés.
— Qu’avait-il bien pu découvrir ? Était-il à ce point fou, qu’il ait volé des informations confidentielles. Ne savait-il pas qu’il était surveillé ? Bien sûr que si, il le savait. Il le savait même trop bien. Alors pourquoi ? Un geste désespéré ou une dernière vaine tentative de défi ? murmurait l’homme au manteau en slalomant entre ces amoncellements de documents, de compacts disques gravés, de matériels informatiques branchés et débranchés et d’équipements optiques dont l’utilisation restait obscure.
Il contourna une chaise à roulette puis la repoussa brusquement vers le mur du fond.
Il saisit des feuilles de papier sur le haut d’une pile, les froissa dans sa main sans même y jeter un œil. Il sortit un briquet de la poche de son pantalon et d’un coup de pouce franc l’alluma. Il fit courir la flamme longue et fine sous les feuilles et lorsqu’elles prirent feu, il les jeta dans la poubelle à ses côtés. Il recommença plusieurs fois, dans une autre poubelle, derrière le bureau, sur un ordinateur et au pied de la table.
Il regarda le feu prendre de l’ampleur, calme, sans aucune émotion particulière. Son visage impassible reflétait les flammes orange et jaune, avides d’espace, qui léchaient déjà le plafond.
Il sortit du bureau sans se retourner. Il se baissa vers Nigerio, le secoua violemment pour le réveiller.
— Allez, reviens ! On se réveille ! J’ai une petite question pour toi. Peut-être deux, fit l’homme d’une voix ferme et menaçante.
Alphonso resta inerte, son corps comme désarticulé n’opposait aucune résistance. L’homme au manteau lui asséna une claque du revers de la main droite, dégaina son arme dans un même élan et appliqua le canon froid sur la joue chaude de sa victime.
— On se réveille, lança-t-il en enfonçant un peu plus le canon dans la joue.
Alphonso remua nerveusement. La gifle l’avait sorti de son coma. Une douleur immense résonnait dans son crâne et le choc était venu en écho s’ajouter au concert de marteaux qui frappaient à ses tympans. À cette douleur trépidante vint se joindre celle du métal froid et dur qui appuyait avec force sur sa mâchoire. Il voulut bouger, se débattre, mais l’homme au manteau le tenait fermement.
Il ouvrit les yeux.
Le canon du pistolet entrait dans sa joue, écrasait la chair contre ses molaires, pinçait la peau à la limite de la déchirure. Nigerio voyait la main musculeuse, impassible, volontaire qui serrait la crosse. Sur le poignet, il distingua un petit tatouage. Ses yeux durent faire un effort, car sa vue se troublait par instant, lorsque la douleur devenait insoutenable. Il fit glisser ses paupières pour chasser le malaise qui l’envahissait et clarifier sa vision. Un tatouage noir sur la peau du poignet, juste à l’endroit sans pilosité, encadré par deux veines saillantes dessinait un œil cruel, une pupille sombre surmontée d’un sourcil accusateur. Et cet œil le fixait, le menaçait, lui faisait comprendre qu’un geste déplacé lui serait fatal.
— Alors, tu te réveilles, sale fouineur ! éructa l’homme au manteau en enfonçant un peu plus le canon de l’arme, alors, tu te décides à émerger ou je dois encore te frapper !
Il retira légèrement le pistolet.
— Parle ! Où sont les documents ?
— Vous n’aurez rien de moi, arriva difficilement à prononcer Alphonso, je ne dirais rien, j’ai perdu, mais vous avez perdu aussi…
L’homme au manteau sourit férocement, remit le canon dans la joue de sa victime.
— Perdu ? Oui, tu as tout perdu et la vie avec.
Le coup de feu claqua comme un coup de tonnerre et résonna dans le couloir.
La balle avait pénétré par la mâchoire et était ressortie à l’arrière du crâne. Le mur était maculé d’éclaboussures de sang qui dégoulinaient lentement. L’homme au manteau relâcha Nigerio et le corps inerte retomba mollement sur le carrelage. Il essuya le canon sur la chemise du mort, tourna la tête, alerté par un craquement suivi de la chute lourde de quelque chose.
Le feu prenait de l’envergure.
Les flammes envahissaient tout le bureau, le papier peint se décollait en longs lambeaux qui brûlaient instantanément. Le bois de la table se consumait rapidement, enflammant tout sur son passage. La carcasse ramollie d’un écran cathodique prit brusquement feu, alimentant encore un peu plus le brasier et dégageant une fumée noire, dense, toxique qui monta lentement le long des murs pour s’accumuler au plafond. Tous les dossiers se tordaient sous la chaleur, craquelaient, noircissaient jusqu’à l’ignition. Les plastiques fondaient, se rétractaient, coulaient le long des chaises et servaient de carburant à l’incendie.
— Il commence à faire chaud, s’amusa à dire haut et fort l’homme au manteau.
Il ramassa la douille refroidie, à ses côtés, et se releva avec souplesse.
Il inspecta son arme minutieusement, puis la rangea avec un air de satisfaction.
— L’amour du travail bien fait, pensa-t-il, ironiquement.
La douille roula dans le creux de sa main, passa de phalange en phalange telle la pièce de monnaie d’un prestidigitateur, jaillit dans les airs, tournoya, retomba, fut saisie entre deux doigts et se retrouva enfouie dans la poche du pantalon.
L’homme fouilla dans son manteau et attrapa son téléphone portable. Il composa un numéro rapidement.
Trois sonneries résonnèrent et il le porta à son oreille. À la quatrième, une personne décrocha.
— Oui ?
— C’est fait, fit l’homme au manteau d’un ton ferme et résolu.
Il attendit une réponse pendant une poignée de secondes, mais à l’autre bout de la ligne, il n’y eut aucun commentaire. Il enchaîna donc.
— Ce brave Nigerio n’a rien voulu me dire, pas même un petit mea culpa, rien. Il avait l’assurance de celui qui sait qu’il va mourir, mais qui a réussi un coup fumeux. Il est évident que le journaliste détient des informations. Il est parti, il y a seulement quelques minutes.
— On s’en occupe. Merci.
La voix exprimait qu’aucune concession n’était possible, il fallait juste écouter, ne pas discuter, ne rien ajouter.
La ligne fut coupée.
L’homme au manteau glissa le téléphone dans sa poche, jeta un dernier coup d’œil au feu qui se propageait déjà aux autres pièces.
— Il est temps de partir, clama-t-il de manière théâtrale.
Il sortit et prit bien soin de refermer la porte, derrière lui. Il remonta son col de fourrure et s’éloigna rapidement dans la nuit en évitant habilement la lumière des lampadaires.